“Ne me dis pas que tu vas jouer la Femme” : l’Homophobie sous les Ongles

Mon coloc est plus jeune que moi. Il se dit anarchiste, est allergique aux règles. Il a longtemps participé et même organisé des raves parties, qu’il décrit comme des lieux politiques, car des lieux de vraie liberté. Il défend le droit de chacun à se définir, bi, trans, gay, avec ou sans voile, Suisse ou Français. C’est, je crois, un libertaire convaincu. Le genre, par contre, il n’y a jamais réfléchi. Ou pas vraiment. Il savait que le féminisme était mon dada. Et lors d’une discussion banale, où je parlais des habitudes (statistiques) de lecture des hommes et des femmes, il me reproche de tout ramener au genre. De donner trop d’importance au regard féministe. Que tout ne s’explique pas par ce prisme.

Je ne peux pas nier que, depuis trois ans, le genre est au cœur de mes questionnements. On pourrait presque parler d’obsession. Je compare hommes et femmes dans la rue, dans le métro, je cherche les convergences et divergences. Les signes qui soutiennent que le genre est une fiction politique, une invention de la société, ou au contraire une réalité empirique. Je scrute les enfants comme un scientifique le fait du bigbang, pour remonter le fil de la construction genrée, jusqu’à l’indifférenciation, toucher le point zéro, l’origine des temps, quand l’être n’a pas encore été sculpté par ses parents, ses grands-parents, les couleurs, le monde. Je remets un par un les dominos, en essayant de trouver qui est la conséquence de qui, et parfois je trace des équations bancales, je tire des fils qui me mènent très loin. Des fils qui rendent les garçons responsables de la compétition, de la domination, de la hiérarchisation du monde, de la pyramide sociale, des échelles de valeur où le masculin l’emporte sur le féminin, où les civilisations européennes l’emportent sur celles d’Afrique et des peuples premiers, où l’être humain l’emporte sur les autres créatures de dieu. Bref, vous voyez où je veux en venir. Que le machisme aurait des conséquences concrètes dans le domaine des relations hommes-femmes, mais aussi dans nos modèles politiques, nos économies inégalitaires et dans notre tendance à nous accaparer les ressources naturelles comme si elles nous étaient dues. Donc oui, pour moi, le genre est une clé majeure pour déverrouiller des problèmes bien plus larges que de savoir qui va faire la cuisine ce soir. 

Bref, j’explique à mon coloc l’importance que j’accorde à la révolution féministe. Pour le monde en général. Mais aussi pour moi en particulier. Le sentiment de libération que m’apporte cette pensée. Mon désir de déconstruire tous les diktats intériorisés. Et conquérir (oui, ici je dis conquérir) de nouveaux territoires : les activités manuelles, la couture, la fabrication de bijoux, la danse, le développement personnel, le lâcher-prise, la méditation, les vêtements, les couleurs, les jupes, les pleurs, la tendresse et la douceur, l’orgasme prostatique et la sexualité passive. En un mot, la féminité, et tout ce qui lui est associé. Je lui dis que s’il y a encore un grand interdit, c’est celui d’être homme féminin. Un homme féminin est forcément un homosexuel. Ou un hétérosexuel qui n’a pas fait son coming-out.

Alors mon coloc sort cette phrase malheureuse, qui lui vaut d’être épinglé dans cet article : Ne me dis pas que tu vas jouer la femme. Je ne vais pas être d’accord.

J’étais déjà mal à l’aise en parlant, car mes positions sont encore fébriles. Et je voyais que mon interlocuteur ne comprenait pas mon fil de pensée, était sur une autre planète. Cette phrase n’a, on s’en doute, rien arrangé. Je sens mon corps trembler. C’est la détresse face à la bêtise. Le sentiment que les choses nous échappent, que la raison s’effondre. Et quand la raison s’effondre, à quoi peut-on s’accrocher ? À quoi peut-on croire ? C’est comme ça que j’analyse a posteriori mes larmes qui montent. Ça fait une demi-heure que j’explique que la pensée féministe autorise les hommes à se sentir légitimes dans les domaines dits féminins, et mon coloc résume mon argumentaire en une seule expression : que je veux jouer la femme. À ce moment-là de la soirée, il était défoncé. Peut-être que ça excuse son manque de vivacité, sa flagrante illustration de ce que j’essaye justement de lui démontrer : la corrélation systématiquement faite entre féminité et homosexualité. Mais, défoncé ou non, on est toujours le même. Sa réflexion atteste d’un machisme profond, et certainement inconscient. C’est un garçon ouvert d’esprit. Qui dit n’avoir aucun problème avec les gays et lesbiennes. Il me cite tous ses amis homos pour rattraper le coup, pour montrer qu’il n’a rien à se reprocher, ne se rendant pas compte qu’il s’enfonce davantage.

D’abord, il y a un silence, et moi qui tremble. Puis je dis que je ne suis pas sûr d’avoir bien compris ce qu’il vient de dire :  Est-ce que tu fais référence aux tâches domestiques ? je demande. Ou à la sexualité ? Ce qui serait très malaisant, j’ajoute. Il ne me répondra pas. Évacue la question d’un haussement d’épaules. Car oui, il se rend compte immédiatement du caractère déplacé de sa phrase. Mais je ne crois pas qu’il ait saisi l’étendue du massacre.

Évidemment, aujourd’hui je suis convaincu qu’il parlait de sexe. C’est doublement problématique. Premièrement, parce qu’il a confondu mes discours d’ouverture à la féminité avec l’homosexualité. Il a cru que tous mes questionnements, mon intérêt pour le genre, sont en fait l’expression d’une homosexualité refoulée. En gros : quel vrai mec s’intéresserait à ces sujets ? Il doit certainement avoir un problème d’identité… Ça reflète d’ailleurs l’idée que les hommes en général, en tant que dominants, ne se pensent pas. Et que la pensée introspective en elle-même, la psychologie, est déjà un domaine féminin. Ce qui bloque par défaut tout processus de compréhension de l’autre et des thématiques de genre. C’est justement le fond du problème.

Deuxièmement, sa réflexion confond viol et homosexualité. J’aurais pu avoir la discussion que nous avons eu tout en étant homosexuel. Les deux événements sont indépendants. J’aurais pu. Et, pourtant, dans sa tête, pendant les quelques secondes où il m’a vu homosexuel, il a eu peur. Je suis devenu un autre. Quelqu’un qui peut s’introduire dans son lit la nuit. Et le forcer à avoir des relations sexuelles non consenties. Il m’a imaginé “jouer la femme”. Traduisez : il s’est imaginé m’enculer. En bref, monsieur le coloc Français, nous vous accusons de machisme et d’homophobie aggravés, pour les faits suivants :

1)Avoir pensé que “féminité” équivaut à “femme” qui équivaut à son tour à “être pénétré(e)”.

2)Pensé qu’un homosexuel veut forcément être enculé.

3)Pensé qu’un homosexuel est quelqu’un qui vous force à l’enculer, qui vous viole, vous oblige par la seule violence de son désir.

(Qu’est-ce que ça dit du regard que les hommes portent sur leur propre sexualité ? Pour moi, ce garçon voit les hommes comme des prédateurs sexuels. Et donc les femmes comme des proies. Ce n’est pas rassurant pour ses futures partenaires.)

Nous avons affaire à un garçon qui a fait des études universitaires, ouvert d’esprit. Mais quand il me raconte son histoire, revient toujours une même rengaine. L’époque où il était bizu (c’est le mot qu’il utilise), le petit gros qu’on emmerdait. Et il mentionne, comme une pierre angulaire de sa personnalité, le jour où il a décidé de dire non. Sa façon de le faire, ça a été la violence. Il a frappé ceux qui venaient le faire chier. Et il revendique cette violence comme un droit, ou plutôt comme la grande leçon de son existence. On lui marche sur les pieds, il réplique. Il dit que c’est le moment où il a décidé de devenir une boule, qu’avant ça, il était encore dans la casserole de l’enfance, sans aucune forme. Il ne parle pas de son corps, mais de sa personnalité. Dans boule, j’entends compacité, peu de prises, surface avec l’extérieur réduite au minimum, objet qui roule sans s’arrêter. Hérisson, fermeture. Je ne suis pas fan de cette philosophie, d’autant qu’il m’a raconté qu’il a été à son tour frappeur de bizus. C’est ce qui arrive, je crois, quand on justifie la violence. On en devient le passeur. Face aux injonctions machistes, à la virilité qui vous demande de choisir entre dominer ou être dominé, il n’y a pas tant d’options. Lui a choisi de s’inventer une nouvelle forme pour ne pas être victime. Et a été, parfois, bourreau.

Quand je regarde mon histoire, je me dis que ma stratégie principale a été de prendre la troisième voie, l’échappatoire. Mais en faisant cela je m’échappe aussi des hommes, pas seulement de la masculinité toxique. Il n’y a pas de choix sans conséquence. Donc je ne veux pas le juger, simplement je ne peux pas m’empêcher de penser que cette personne aurait bien besoin de la pensée féministe pour relire son passé. Il a beau me dire le contraire, que le prisme du genre est un prisme parmi d’autres, quand j’écoute la récurrence de cette étape de sa vie, son étape bizu, je me dis qu’il y a un travail à faire, une introspection à entamer pour se demander si la boule est encore d’actualité, nécessaire. Et que le genre est la clé si on souhaite aller débusquer son homophobie sous la peau, son homophobie des recoins. Et bien sûr, c’est moins grave qu’agresser dans la rue, qu’insulter, que harceler. Mais c’est aussi cette homophobie qu’il faut gratter. Car c’est l’homophobie qui s’ignore, l’homophobie invisible, qui ne se voit pas, ne s’entend pas. Mais bien réelle, car le sentiment de dévalorisation du féminin s’infiltre en permanence dans notre façon de marcher, de danser, d’interagir avec les femmes, de leur couper la parole. Un sentiment qui, tant qu’il est vivace, ne laissera jamais les femmes égaler les hommes. Et les hommes se sentir libres d’être féminins.