Ta soeur suce : l’échec de l’empathie

Il me dit qu’il veut niquer. Il dit qu’il n’a jamais, depuis qu’il est adulte, vécu une abstinence aussi longue. Deux mois ! Deux mois sans niquer ! Il dit qu’il n’en peut plus. Alors il installe Tinder sur son portable. Comme il a attendu trop longtemps, que la soupape est prête à exploser, il opte directement pour l’option Gold.

Pour ceux qui ne le savent pas, Tinder est l’application de rencontre la plus utilisée dans le monde. Chaque utilisateur remplit un profil qui, bien qu’il contienne un espace pour le texte, est bien souvent uniquement constitué d’une poignée de photos. Selon votre orientation sexuelle, l’appli va alors vous présenter des profils que vous allez sweeper à gauche ou à droite. Gauche signifiant que vous n’êtes pas intéressé, droite signifiant que vous l’êtes. Si, en face, la personne a aussi liké votre profil, on appelle ça un match : une paire compatible. La personne apparaît alors dans un autre onglet de l’application, l’onglet des conversations, où une discussion de type chat peut être entamée. L’application est gratuite pour tous, ce qui fait son succès. Mais Tinder vous invite régulièrement à passer à Tinder Plus, ou à Tinder Gold, deux versions payantes. La Gold permet de bénéficier d’une meilleure maîtrise sur les matchs : au lieu de sweeper à gauche ou à droite de façon aveugle, vous savez à l’avance qui vous a liké. Autrement dit, vous savez à l’avance si une personne sera un match ou non, contrairement à la version standard où l’on reste dans l’incertitude.

Mon coloc, tourmenté par son désir, saute directement à la version Gold, et se paye un abonnement d’un an, qui coûte 120 euros. Il dit qu’il ne va quand même pas s’emmerder à liker s’il n’y a pas de promesse de match. Il dit qu’il n’a pas le temps. Je repense à la websérie Les textapes d’Alice, où un personnage déclare qu’utiliser Adopte un Mec, c’est pratiquer la chasse d’élevage : il n’y a pas de défi, tout le monde est consentant. L’inverse de la vraie vie. Mais sur Tinder, c’est une chasse d’élevage à trois vitesses : il y a ceux qui sont sûrs d’apercevoir des animaux, ceux qui sont sûrs d’apercevoir un nombre illimité d’animaux, et enfin, il y a ceux qui sont sûrs de ramener du gibier. Mon coloc choisit la dernière option. L’incertitude ? Très peu pour lui. Quand il s’agit de calmer le feu ardent de la bite, on choisit la sécurité.

Quelques jours plus tard, je l’interroge sur ses progrès dans l’application : il me raconte qu’il a obtenu des matchs, mais qu’il n’a pas envie d’entretenir une conversation. C’est chiant d’échanger par messages. Alors, presque immédiatement, il propose d’aller boire un verre. Je lui dis que oui, ce n’est pas toujours intéressant, ces premiers échanges. On commence par des questions banales. Mais que ça fait partie du jeu. Je dis que c’est une façon de rassurer les filles. Qu’il y a tellement de connards que c’est légitime de ne pas vouloir rencontrer une personne sur simple échange de photos. Il dit que si des filles pensent comme ça, si des filles ont peur, alors ces filles ne l’intéressent pas. Parce que lui, il est direct. Lui, il rencontre dans la vraie vie, et il couche. C’est aussi simple que ça. Pas la peine de s’engluer dans des conversations écrites.

D’ailleurs, il ne comprend pas pourquoi je continue à voir K., que j’ai rencontrée sur l’application, mais avec qui il ne s’est rien passé. Tu vas la baiser ? Non, je crois qu’elle ne m’attire pas physiquement. Mais alors pourquoi tu vas la voir ? Parce que je la trouve intéressante. Elle compose et déclame de la poésie, elle s’intéresse à la spiritualité des peuples premiers, elle veut s’installer à la campagne, elle se documente sur les questions de genre. Bref : je la trouve intéressante. Mon coloc hausse les sourcils, peu convaincu. L’effort ne lui semble pas valoir le coup. Pour lui, le sexe est le point d’arrivée de toute rencontre Tinder. Ou pire, le seul prétexte pour parler aux filles. Si la fille ne l’attire pas sexuellement, il ne la considère pas.

Un matin, il me dit qu’il a fixé rendez-vous avec un de ses matchs. Une fille avec qui il discute. Plus exactement, il l’a invitée à boire un verre, à tel endroit, à telle heure, cet après-midi. Depuis, elle ne répond plus. Il faut trois heures de bus pour se rendre sur place (nous sommes dans la campagne). Tu es sûr que tu ne veux pas attendre sa réponse avant de te mettre en route ? je lui demande. Ce serait dommage d’y aller si elle ne peut pas ou ne veut pas. Il dit que c’est aujourd’hui ou jamais. Et si elle ne répond pas, ça veut dire qu’elle est conne.

Je repense aux histoires d’une pote aux cheveux crépus. Des mecs, inconnus ou presque, veulent souvent lui toucher les cheveux. Ils n’ont pas fini de poser la question —  je peux ? — qu’ils commencent déjà à approcher leur main. Quand elle dit non, ils se défendent, vexés : mais j’ai demandé ! Elle est alors obligée de leur expliquer que demander ne suffit pas. Si on demande, c’est que la réponse compte. Et si la réponse est non, il faut l’accepter. On en est encore là au XXIe siècle ! On en est encore à expliquer les bases de ce qu’est une question. Pour beaucoup, ça ne leur semble pas évident : ils ne sont pas habitués à essuyer des refus. Mon coloc est comme ça. Il propose un rendez-vous. Mais la proposition n’est qu’un décor de langage : la fille ne peut pas refuser. Si elle vient, c’est une bonne fille. Si elle ne vient pas, c’est une conne.

Le lendemain, il est de retour à la maison. Alors ? Comment ça s’est passé ? je lui demande. Il dit qu’elle n’est pas venue. Mais il s’est rabattu sur un autre match, une grosse qui a accepté d’aller boire un verre. Ils sont allés chez elle. Mais quand il lui a demandé de le sucer, elle a refusé, cette salope. Son excuse ? Elle ne voulait pas, à cause de la petite goutte.

À ce moment-là, je me suis rappelé l’argument de la sœur ou de la mère. Une technique qu’on m’a donnée pour générer de l’empathie chez les mecs qui n’en ont pas. Sauf que je n’ai pas utilisé sa sœur, mais ma sœur, ce qui a peut-être été une erreur. En tout cas, ça n’a pas marché. Je lui dis : tu vois, je n’aurais pas aimé que ma sœur se retrouve dans la même situation que cette fille. Et là, je reçois cette réponse culte : oui, mais je suis sûr que ta sœur suce ! Le reste n’est que machisme en roue libre. Il me raconte qu’il veut la pénétrer. Elle lui dit d’aller plus doucement, que ça lui fait mal. Déjà qu’elle est grosse, en plus, ça ne rentre pas ! Putain, j’ai pas fait tout ce chemin pour rien, quand même ? Alors il me raconte qu’il se finit à la main. Il s’allonge sur le côté et se pogne.

Quoi, je lui dis ? Mais te pogner, tu peux le faire n’importe quand ! Tu ne pouvais pas attendre de rentrer chez toi ? Il fallait que tu le fasses à côté d’elle ?

Bin oui, j’en pouvais plus.

Il a bon dos, le besoin sexuel.

Alors je me rappelle qu’il dit toujours qu’il est un bon coup. Je lui avais laissé le bénéfice du doute. Les nouveaux éléments qu’il vient de me raconter font pencher la balance. Désormais, je me dis qu’il n’est pas seulement un mauvais coup qui s’ignore (mauvais amant mais sans conséquence), mais aussi un sale coup. Car, me mettant à la place de cette fille (et encore, je n’ai que sa version à lui ! La version qui est censée le présenter à son avantage !), je ressens de l’angoisse à l’idée d’avoir ce mec dans mon lit. Angoisse d’être nue avec un type qui ne comprend pas que l’on peut avoir mal, que l’on peut ne pas avoir envie, que l’on peut ne pas vouloir s’exposer à des maladies vénériennes. Un type qui est encore au degré zéro de l’échelle de l’empathie. Et, rien que de vivre cette expérience par procuration, je me sens dégoûté des mecs et du sexe. Dorénavant, je vais augmenter ma méfiance envers ceux qui proposent un verre sans discuter. Car cette expérience alimente le dossier déjà bien rempli de : tous les mecs sont des connards. CQFD ?