Le pot-aux-roses

Premier mensonge

Je me rappelle la première fois où j’ai menti pour paraître garçon. C’était au CP. Souvent, une des premières questions qu’on se posait, quand on faisait connaissance, était : c’est quoi ta couleur préférée ? Et je me rappelle que ma couleur préférée était le rose. Mais je me rappelle aussi, et de manière limpide, qu’un jour je décide de mentir. Je décide de mentir parce que j’ai compris que le rose n’était pas pour les garçons. Est-ce que je l’ai compris parce qu’on s’est une fois moqué de moi ? Est-ce que je l’ai compris dans la couleur des jouets et des vêtements ? Je n’en sais rien. L’important, c’est que ce jour-là j’adapte ma façon de penser pour coller avec l’image du garçon, écartant le rose de ma jeune vie.

Le retour du refoulé

Mon rapport aux couleurs reprend à l’adolescence. À cette époque, je me mets à aimer le violet. Une année, je décide de renouveler mon intérieur de chambre. Pour noël et pour mon anniversaire, je demande de la décoration, des meubles. J’en reçois plus que je n’en attendais. Rideaux violets, cousus par ma sœur. Guirlande de lampes violettes. Pouf violet. Lampe de chevet violette. Je trouve que c’est trop, bien au-delà de ce que j’avais demandé. Je ne m’attendais pas à un raz de marée monochrome. Sur le coup, j’attribue cet excès à une certaine tendance de mes parents à prendre les choses au pied de la lettre. Il veut du violet, il aura du violet ! Aujourd’hui je nuance cette hypothèse par ma propre radicalité. Et si j’avais été plus insistant que dans mon souvenir ? Et si c’était moi qui avais été monomaniaque dans ma liste de désirs ?

Si je parle du violet, c’est que je pense que le violet est un rose refoulé. Un rose maquillé, qui a réussi à revenir dans ma vie sous une forme altérée, afin que je ne puisse pas le reconnaître. Mon obsession pour le violet, à cette époque de ma vie, me semble être l’expression d’un désir mal ravalé, qui trouve des sentiers pour contourner les injonctions viriles.

La haine du rose

Plus tard, le rose revient dans un souvenir de lycée. Nous étions en 2005, j’avais 15 ans. Le Stade Français, une équipe de rugby (qui n’est même pas mon équipe de rugby, d’ailleurs je ne m’intéresse au rugby que de très loin), étrenne un nouveau maillot. Rose cochon, short bleu. Si je ne me rappelle plus dans quelle situation j’étais au moment où j’ai vu ce maillot pour la première fois, je me rappelle au contraire très bien du sentiment que j’ai pu ressentir : une colère profonde. De celles qui ressemblent aux colères de mon grand-père, quand il se sent impuissant face à un monde qu’il ne comprend plus, sur lequel il n’a plus de prise, et qui lui semble partir en sucette amorale. J’ai ressenti de la colère, de l’indignation, de l’incompréhension. Envers quoi, envers qui ? Difficile à expliquer. À l’époque, je crois m’être abrité derrière deux dimensions pour justifier ma réaction : la dimension esthétique, et la dimension capitaliste. D’abord, je trouvais que cette couleur était laide (je ne l’aurais certainement pas trouvée si laide sur des femmes), une offense au bon goût. Deuxièmement, je m’indignais face à une stratégie marketing : lancer un maillot rose, lors de la première journée du top 14, contre les rivaux de Perpignan, était un coup de pub. De fait, le club n’a jamais vendu autant de maillots. C’est, depuis, devenu un objet collector. De manière générale, j’ai toujours été énervé que l’argent mène le monde (qui ne l’est pas ?). Mais ici, mon énervement a atteint des sommets : j’avais l’impression que la virilité avait été bradée. Une institution vieille de plusieurs siècles, contre quelques verroteries. Une haute trahison. Qu’on fasse de l’argent au détriment de valeurs nobles, je trouvais ça inacceptable.

Mais au fond, je trouvais simplement cette couleur honteuse, portée par des hommes.

Je doute du fait que ce maillot ait été conçu pour remettre en question les normes de genre. Mais le motif économique a peut-être permis de faire bouger les lignes. De modifier les regards sur une couleur qui n’a rien demandé à personne, et qui n’est associée au féminin que par le hasard culturel.

Pour moi, ça a été un choc. Après la colère, j’ai eu honte. Honte d’avoir tellement intégrée les normes de genre qu’une couleur puisse me générer de la répulsion, un sentiment d’agression. Si porter du rose fait vendre, si porter du rose engendre des polémiques, des moqueries, c’est que nous sommes loin du compte. Alors tant mieux si ça fait jaser. Espérons que ça soit pour le mieux.

L’idéologie virile : colosse aux pieds d’argile

J’ai cru qu’un maillot rose pouvait porter atteinte à la virilité. Cet élément me semble suffisant pour prouver que la virilité est une croyance, une idéologie. Car si la virilité était une réalité empirique, comment expliquer qu’une simple couleur puisse en menacer les fondements ? À la manière de ces chrétiens constatant les incohérences de leur Eglise, j’étais un croyant de la religion virile, face à un fait insupportable : des rugbymen portant du rose. Ma réaction a été de les considérer comme des hérétiques, plutôt que de remettre en question ma foi. Plutôt que d’admettre que la virilité est un colosse aux pieds d’argile.

Depuis quelques années, je prends conscience de tous les interdits que j’applique dans mon quotidien, pour être un homme, un vrai. Repousser les limites, regagner mes libertés, est devenu un défi. Progressivement, je cherche à m’autoriser de nouvelles choses. Porter un legging, acheter des vêtements de couleur, acheter des déodorants fleuris, changer de regard sur le yoga, sur les loisirs créatifs, remettre en question mes goûts, mes habitudes alimentaires, mes sorties, mes lectures, questionner mes attirances amoureuses. D’une certaine manière, j’essaye de m’anesthésier du marketing genré, de m’insensibiliser. Et de réapprendre à aimer le rose.

Ironie de l’Histoire, le rose est alors devenu le symbole de ma démarche. Au lieu de rentrer dans le rang, le rose a fait la grande bascule. C’était la couleur du mauvais goût. C’est devenu la couleur de la libération, un symbole politique. Récemment, dans une librairie barcelonaise, une vendeuse m’a offert deux marques pages : l’un vert forêt, l’autre rose fuchsia. Bien que j’utilise les deux (j’ai souvent plusieurs lectures en parallèle), je ressens un plaisir enfantin à me servir du rose, à le replacer entre les pages au moment d’éteindre la lumière. Un plaisir intense, démesuré. Un plaisir hypnotique, comme la présence de l’être aimé, comme le souffle coupé face à un paysage de montagne. Un plaisir irrationnel qui traduit la certitude d’avancer dans le bon sens, vers de beaux lendemains.

Pour aller plus loin :

Dans le livre Mon Fils en Rose, adapté de son blog, Camilla Vivian raconte comment son fils a présenté, dès son plus jeune âge, un goût marqué pour le rose. Avec une grande ouverture d’esprit, elle rend compte de la plasticité des enfants, de leur spontanéité, quand les adultes semblent vouloir dompter, catégoriser, mettre en boîte, restreindre. Mère courage, elle a cherché à donner la meilleure éducation pour son fils, à le protéger sans le restreindre, à l’encourager sans le façonner. Elle rend compte de catégories toujours grossières, de mots qui enferment, et redonne sa légèreté à une couleur assimilée trop rapidement à l’homosexualité, ou à la transidentité. L’outrance avec laquelle son fils aime le rose fait écho à ma passion disproportionnée pour mon marque-page.

“Bonbons”, “cochons roses”, “pink attitude”: Canal+ se souvient du premier maillot rose du Stade Français porté à Aimé-Giral

La boîte à souvenirs du rugby. 2005, le 1er maillot rose du Stade Français face à Perpignan