La menace ménage

Je ne suis pas fâché avec le ménage. Pas de dégoût viscéral pour la crasse, pas de sentiment d’humiliation quand je plonge la tête dans la poubelle, pas de rejet du balai. Je dirais même que je prends plaisir à nettoyer, à tenir mon intérieur propre, voire à traquer la poussière, dénicher ses planques. En d’autres termes, je ressens une certaine satisfaction à faire du propre, et trouve que cette activité peut parfois se révéler ludique.

De ce point de vue, je ne crois pas être le mec « typique ».

Dans le cahier du « Monde », du lundi 1er février 2021 on trouve un article intitulé le Propre de l’homme. Un article qui, même s’il rappelle que la répartition des tâches ménagères reste largement inégalitaire entre les sexes, observe une certaine tendance des hommes à s’impliquer, de plus en plus, dans l’entretien et la propreté de leurs foyers. Cette tendance serait attestée par de bonnes statistiques, mais aussi par la présence d’influenceurs masculins, qui sévissent sur les réseaux sociaux, prodiguant conseils et tutos.

Une bonne nouvelle ? Assurément. Car ces hommes assument publiquement des tâches associées traditionnellement aux femmes. Car ces hommes font bouger les lignes de domaines féminins et masculins qui ont souvent du mal à se recouper. Car ils montrent qu’il n’y a pas d’incompatibilité entre, d’un côté, une activité – somme toute banale – et, de l’autre, un genre.

Néanmoins, cet article a allumé quelques voyants lumineux sur mon tableau de bord interne. De quoi s’agit-il ? De certains aspects sur lesquels il faut rester vigilants, afin que le chemin vers l’égalité ne soit pas que de la poudre de bicarbonate aux yeux.

Si quand un homme passe la serpillière, c’est le buzz assuré, alors on est encore loin de l’égalité ! Des femmes qui passent la serpillière, il y en a tous les jours, et il n’y a personne pour leur jeter des fleurs. Alors oui, saluons les pionniers. Mais sans perdre de vue que, parfois, être le mouton noir peut vous assurer la notoriété. Tenir un balai, tout bien calculé, socialement, ça peut valoir le coup. Dans ce cas, visibilité rime aussi avec virilité.

D’ailleurs, à bien y réfléchir, le ménage est-il si féminin ? Qu’on change de perspective, et on pourrait presque lui trouver un charme viril. Après tout, nettoyer nécessite de la discipline, de la rigueur, de l’endurance. Voire, de l’abnégation. Oh, le beau grand mot ! Tout cela ne rappelle-t-il pas certaines valeurs traditionnellement associées aux hommes ? Certaines valeurs sportives, ou guerrières. Bien sûr, il y a cette fâcheuse affaire de domesticité, d’intériorité, de foyer, qui fait tache sur un CV. Mais les temps ont changé. Être un vrai homme en cirant le parquet, après tout, pourquoi pas ? En fait, il suffit d’y croire. Il suffit de rayer le mot ménage de notre liste des activités dégradantes, pour le réécrire du côté des activités valorisantes. Notre esprit est plastique, pour le meilleur et pour le pire. Et le pire, dans notre cas, ne serait-il pas que les hommes s’emparent symboliquement du ménage sans pour autant renoncer à leur sentiment de supériorité ?

Indice de cette bascule des valeurs : la transformation du vocabulaire. L’article relève avec ironie que ces influenceurs ne parlent pas de ménage, mais de cleaning. C’est vrai quoi : pourquoi utiliser le vieux mot français quand l’anglais est tellement plus cool ? Cleaning. En voilà un terme moderne, branché. Idéal pour faire du neuf avec du vieux, dépoussiérer un concept qui sent le renfermé, changer l’image d’une tâche méprisée, et en faire une activité à grande valeur ajoutée. Est-ce que les hommes ne seraient pas en train de s’attribuer, en la renommant, une tâche habituellement féminine et, partant, peu considérée ? Est-ce que, par le simple fait que ces personnes sont des hommes, notre regard sur le ménage ne serait pas en train d’évoluer, transformant l’aspirateur en summum de la virilité ? Est-ce que ce ne serait pas ce qu’on appelle de la récupération ?

S’il faut qu’un homme prenne un balai pour que d’autres hommes aient envie de prendre un balai, c’est que nos mentalités ont peu évolué. S’il faut qu’un homme prenne un balai pour que des femmes et des hommes se mettent à croire que le ménage est branché, c’est que nos mentalités ont peu évolué.

Au fond, la récupération est une manière de ne rien changer à l’ordre existant. C’est jouer aux chaises musicales pour donner l’illusion du mouvement, courir pour mieux rester sur place. Si le cleaning ne permet pas de changer notre regard sur les femmes de ménage ni sur les femmes au foyer, et ne sert qu’à médiatiser une poignée d’hommes, alors nous n’aurons rien gagné. Les lignes n’auront bougé que sur le papier, et les hommes continueront à prendre la meilleure part du gâteau.

Vous me trouvez trop pisse-froid ? Peut-être. Néanmoins, si cet article existe, c’est qu’une petite phrase m’a hérissé le poil, et me laisse croire que ces mises en garde ne sont pas totalement hors de propos. Quand on l’interroge sur sa virilité, un influenceur répond : « je n’ai aucun problème avec ma virilité, ce n’est pas parce que je tiens un balai que je vais porter des talons ! »

Remarquez que les deux objets – balai ou talon – sont totalement interchangeables. Comme les influenceurs nous le démontrent eux-mêmes, il n’y a aucune incompatibilité à tenir un balai quand on est un homme. Mais, de la même manière, il n’y a aucune incompatibilité à porter des talons quand on est un homme. Si j’étais influenceur mode, je pourrais parfaitement dire : « Je n’ai aucun problème avec ma virilité, ce n’est pas parce que je porte des talons que je vais tenir un balai ! ». C’est blanc benêt et benêt blanc. Un balai, ou des talons, n’ont pas d’essence masculine ou féminine. Ce ne sont que des objets. Ils deviennent symboles et jugements seulement quand ils passent par le filtre de notre regard. Alors on les qualifie de sexy, pratiques, beaux ou moches, féminins ou masculins. Mais ça, c’est seulement dans la tête !

Changer les rôles à la maison, c’est bien. Déconstruire la supériorité virile, c’est mieux !