La langue comme vecteur d’invisibilisation des femmes

Extrémisme féministe, Tyrannie, Lubie, Charabia imprononçable, voire Péril mortel pour l’Académie française.

Dire que l’écriture inclusive déclenche les passions est presque un euphémisme. Une recherche rapide permet de se rendre compte de l’abondance d’articles sur le sujet. Sur Europresse, base de données de presse généraliste, je cherche l’occurrence des deux termes, sur les deux dernières années. J’obtiens 3 921 résultats !

Je ne suis pas linguiste. Je ne suis pas grammairien. Je ne suis pas enseignant. Si j’apporte ma contribution sur le sujet, c’est en tant qu’écrivain, dont la langue, et en particulier la langue écrite, est la matière première. Si j’apporte ma contribution sur le sujet, c’est aussi parce que je me sens concerné par la cause féministe. Je crois fondamentalement que le féminisme est au service de l’intérêt général. À mon sens, en défendant l’égalité, le féminisme défend aussi les intérêts des hommes. Mais c’est un autre débat.

Vous l’aurez compris, je défends l’usage de l’écriture inclusive. Ce qui ne veut pas dire que j’adhère à toutes les innovations, mais que je soutiens le questionnement de la langue française. Je considère que la langue a une dimension politique, qu’il me semble important de garder à l’esprit. Je considère que la langue est un filtre à travers lequel nous nous représentons la réalité, et qu’en tant que filtre elle est toujours imparfaite, partielle et partiale. Je considère que la langue est une matière vivante, qui peut évoluer, et qui d’ailleurs n’en fait souvent qu’à sa tête, et n’aura que faire de mon avis.

Aujourd’hui, je ne donnerai qu’un exemple, qui me semble significatif de cet aspect politique de la langue. C’est un exemple qui me vient de l’époque où j’apprenais l’espagnol. L’espagnol étant une langue latine, assez proche de la nôtre, j’en interroge souvent l’étymologie, ce qui bien souvent nous renseigne aussi sur l’origine des mots français. Le processus d’apprentissage d’une nouvelle langue me rend attentif à la structure de mots que je n’interroge plus depuis longtemps, à force de les utiliser quotidiennement.

Prenons le verbe décimer, qui se dit diezmar en espagnol. Le terme diez, le chiffre dix, me saute aux yeux. Je prends un dictionnaire et découvre que décimer vient d’une pratique romaine qui consiste à tuer un dixième des soldats d’une armée, pour décourager les mutineries. On utilise souvent le verbe décimer dans le sens de massacrer tout le monde, ou presque. Si 10 % de morts sont beaucoup, cette interprétation est néanmoins un contresens, une extension erronée du terme. Décimer ne consiste pas à tuer tout le monde, mais une minorité, afin de terroriser la majorité restante.

J’ai donc découvert qu’apprendre une autre langue est un excellent révélateur de l’usage de la nôtre.

J’en viens alors à mon exemple politique.

En apprenant l’espagnol, je me suis rendu compte de deux choses :

La première, c’est que, quand je croisais un adjectif au cours d’un exercice, je le notais toujours dans mon cahier de vocabulaire sous sa forme masculine, suivie d’un slash et de sa forme féminine (Voire avec la forme féminine entre parenthèses. Voire sans la forme féminine.).

pequeño/a = petit/e

J’ai fait ça systématiquement, même si l’adjectif avait été rencontré sous forme féminine au cours du dialogue. Je ne dirais pas que cela procède d’une vision hiérarchique des mots, mais d’une vision centraliste. C’est-à-dire que le terme masculin singulier serait la norme, le centre, la valeur canonique, de laquelle dérive la forme féminine (mais aussi la forme plurielle). La forme féminine est donc obtenue à partir de sa matrice masculine. Je n’ai pas l’impression d’inférioriser le terme féminin. Pourtant, de fait, je ne les situe pas sur le même plan. Je ne les considère pas à égalité.

Cette pratique de mémorisation, qui peut sembler anecdotique, m’apparaît en réalité très significative de ma manière de percevoir les mots et les choses. Je crois que derrière ce grand terme de patriarcat, le plus difficile à changer, c’est le machisme intérieur, le sentiment de supériorité des hommes. Si le diable du patriarcat se cache dans les détails, alors c’est aussi dans les détails de la langue qu’il faut aller le chercher.

La deuxième chose, qui me semble plus grave, m’a été mise en lumière grâce à une spécificité de la langue de Cervantès. Sauf en cas de confusion, le sujet est omis en espagnol. On ne dit pas : Je mange une glace au concombre. On dit : Mange une glace au concombre. En espagnol, la conjugaison varie beaucoup à l’oral, contrairement au français. La plupart du temps, le verbe conjugué suffit donc à faire comprendre qui est le sujet de la phrase. Dans mes exercices d’apprentissage, j’ai parfois dû traduire vers le français des phrases à la troisième personne du singulier, sans indication de genre. Des phrases du type : Toca el ukulele con su hermana. Littéralement : joue du ukulélé avec sa sœur (verbe conjugué à la troisième personne du singulier).

Ce qui se traduit par :

Il joue du ukulélé avec sa sœur

Ou bien :

Elle joue du ukulélé avec sa sœur.

Concentré sur la compréhension, j’ai souvent traduit avec il, et oublié d’envisager un personnage féminin. Cet oubli révèle qu’en l’absence de marque de genre, un personnage est pour moi masculin par défaut. On pourrait essayer d’expliquer cela par le fait que je suis moi-même un homme, et que je me projette donc spontanément vers un personnage de type masculin. Je ne crois pas à cette version, qui me semble de mauvaise foi. Je ne suis pas sûr que des femmes feraient l’erreur inverse, penseraient en premier lieu à des personnages féminins, et oublieraient l’existence de la seconde moitié de l’humanité.

J’ai parlé de ce problème à des amies. Certaines me disent qu’elles n’ont aucun mal à se sentir incluses quand on utilise un masculin pluriel. Quand on dit : Nos ancêtres les Gaulois, elles voient aussi des Gauloises. Ce n’est pas vrai pour moi. Je suis peut-être premier degré, mais quand on dit les Gaulois, je n’imagine que des hommes.

Je ne pense pas être le seul.