Masculin binaire : homme ou pédé ?

Les hommes vivent dans la terreur de se découvrir homosexuel. Être pédé est une tare qui vous exclut à coup sûr du club des vrais hommes. Je n’ai pas été épargné par ce lessivage de cerveau homophobe. Si bien que, quand j’étais adolescent, Hétérosexuel et Homme étaient quasiment des synonymes. Comme si la condition nécessaire pour être considéré comme un homme, pour être respecté, était d’aimer les femmes. Et réciproquement.

Mon problème était que j’aimais lire. Je pleurais facilement. J’avais peur de la bagarre. Je trouvais choquant que trucmuche regarde des magazines pornos en classe. Que les mecs cool soient, à mon sens, des cancres et des vulgaires. Même si je faisais tout pour devenir comme les autres, je mesurais le fossé entre eux et moi, entre ce que je considérais comme les vrais garçons, et l’adolescent version stressée et timide que j’étais. En réalité, je n’avais pas envie de fumer, ni d’avoir des heures de colles, ni de finir en sang chez le proviseur, cette panoplie parfaite du mec qui en jette. Mais être admiré, plaire, sauter le portail pour rentrer chez moi : oui ! Ça, j’en avais envie. Sauf que j’en étais incapable.

J’en ai déduit que je devais être homosexuel.

Rien ne laissait penser que je le sois. J’avais toujours été amoureux de mes petites camarades. Jamais je n’avais ressenti quoi que ce soit, trouble, émotion, gêne, en présence d’un garçon. Et pourtant, aussi absurde que cela paraisse, je me suis convaincu que mon problème, ma différence, devait certainement porter ce nom : homosexualité.

Nous vivons dans un monde tellement normatif que l’enfant (certes très naïf) que j’étais n’avait que deux modèles de masculinité : l’Homme et l’Homosexuel. (Et encore, l’Homosexuel n’était représenté que par la folle, l’efféminé). Comme je ne correspondais pas au stéréotype du premier, j’étais certainement le second. Ça collait plutôt bien. D’ailleurs, j’avais une preuve accablante : je tenais un journal intime. (Ce qui m’obligeait, si je voulais un cadenas, à choisir entre un chat et des petits cœurs sur la couverture. J’ai pris le chat.)

Puis je suis entré au lycée. Les choses se sont précisées. Et j’ai dû faire face au fait que je n’étais pas homosexuel. Seules les filles m’attiraient. Ma théorie tombait.

Alors, j’ai poussé le raisonnement encore plus loin pour justifier ma personnalité dans le grand bain hétéronormé. Je me suis dit que le football m’avait évité d’être homosexuel. Que si je n’avais pas été dans un club dès mon plus jeune âge, alors ma trajectoire « naturelle » aurait été l’homosexualité. Que le contact avec des vrais mecs, qui se pissent dessus dans les douches, qui se regardent le trou de balle pour se marrer, ce contact m’avait « sauvé ». M’avait appris la virilité. Donc m’avait arraché à l’homosexualité.

À ma décharge, je ne savais rien de rien. Mes parents n’avaient jamais parlé d’homosexualité avec moi. Le gay était un être de légende. Entre amis, on ne parlait pas de ce sujet, on ne faisait que reproduire les insultes et blagues homophobes de toujours. Bref, j’étais dans l’ignorance crasse. Et j’ai cru à l’homosexualité maladie. L’homosexualité contagieuse. Qui se soigne par l’initiation à la vraie masculinité.

Dans le Mythe de la Virilité, Olivia Gazalé rappelle que l’adolescence est le moment où les garçons, en rejetant l’homosexualité, associent les femmes et le féminin à la faiblesse. Autrement dit, c’est le moment où ils intériorisent la supériorité des hommes sur les femmes. L’homophobie, à ce titre, est une forme aigüe de machisme. Les propos de la philosophe font écho à mon histoire personnelle.

Que j’aie été ignorant est une chose. Le souci, c’est que la société, l’école, le foot, la compétition entre garçons, s’est chargée de remplir mon ignorance. M’inculquant par la force et la terreur qu’il n’existe qu’un seul type d’homme véritable. Que l’homme efféminé, l’homme homosexuel, est l’expression de la dégénérescence. Car c’est un homme qui n’a pas fait sa transformation. Un homme resté au stade de femme. Et existe-t-il quelque chose de plus abject qu’une femme ? Tout le monde le sait, une femme se prend par-devant, par-derrière, mais c’est le seul moment où on a le droit de s’en approcher.